Tout a commencé avec une simple pomme… Depuis, l’amour et la nourriture continuent leur petite histoire parallèle, dans un rapport qui nous échappe quelquefois, mais dont nous subissons l’emprise. La façon de se nourrir serait-elle une manière d’exprimer sa sensualité?
La première fois que je l’ai vu, il mangeait seul à la table d’un grand restaurant. Doucement, très doucement, il piquait la tendre bouchée et la portait à ses lèvres. Tous ses gestes étaient lents, voire voluptueux. Entre deux gorgées de bordeaux, il caressait doucement son verre, l’air songeur. Je n’avais qu’une seule envie, sentir ses mains sur mon corps, sentir ses lèvres sur les miennes, être cette bouchée, ce vin. Je savais déjà que se dissimulait, sous son look BCBG, un monstre de sensualité.
Délire total, me direz-vous. Oh que non! En fait, il existe, depuis la nuit des temps, un lien intime entre le plan cul, l’art culinaire et l’amour, entre la table et le lit. Le nouveau-né trouve sa source de vie dans le sein de sa mère. Première nourriture, premier amour: tous les délices parfaitement mariés. C’est ainsi que les pauvres mortels que nous sommes recherchent, leur vie durant, pareil bonheur. « Une première organisation sexuelle prégénitale est celle que nous appellerons orale ou, si vous voulez, cannibale.
L’activité sexuelle dans cette phase n’est pas séparée de l’ingestion des aliments… les deux ont le même objet et le but sexuel est constitué par l’incorporation de l’objet. » Si Freud en est venu à cette conclusion en 1915, l’idée d’ingestion et de pénétration a toujours su nourrir mythes et croyances.
Les catholiques ne mangent-ils pas le corps du Christ, et ne boivent-ils pas son sang comme preuve d’amour, de croyance, de confiance et de parfaite communion? Et le vampire ne boit-il pas le sang de sa victime pour en jouir et s’approprier son âme?
Coquins : Passons à table
On ne sera donc pas surpris qu’une histoire d’amour commence, dans bien des cas, à table. « II n’y a aucune raison pour trouver une fantaisie de table moins extraordinaire qu’une fantaisie de lit », affirmait Sade dans Justine ou les Malheurs de la vertu. II était tout à fait dans le coup, car ce sont sans contredit les libertins du XVllle siècle qui ont su, avec grand art, se servir de la table comme prélude amoureux.
« Achetez nos beaux culs pour faire renaître vos insanes désirs… », lançaient les marchands, au XVIIle siècle, pour vendre leurs artichauts. Manifestement, ils n’avaient pas peur des mots. On verrait mal le cultivateur du marché Jean-Talon user de tels propos pour nous vendre ses produits! De telles anecdotes, succulentes à souhait, jalonnent les pages du livre d’Elizabeth et Marine Herrgott, Recettes coquines et libertines (Jacqueline Chambon). On y apprend que Montaigne vantait les vertus du faisan, macéré dans l’Armagnac et le Chambertin, prétendant qu’il émoustillait, échauffait le sexe, et qu’on l’interdisait aux vierges pour protéger l’intégrité de leur trésor…
En 1515, abats, rognons, tripes, langues et foies avaient été classés comme produits vicieux par Francesco Rappi dans ses traités sur la chasteté. II les proscrivait dans les monastères afin que les moines échappent à la turpitude de l’acte. Quant à Sade, il affirmait à qui voulait l’entendre que « les vertus du gingembre sur le sexe de la femme sont miraculeuses, les résultats spectaculaires ». Chez les rois, les plats faisaient naître une croyance superstitieuse. C’est ainsi que Louis XV faisait servir à Mme de Pompadour, un peu trop froide à son goût, des animelles (testicules de bélier), réputées pour leur pouvoir hautement aphrodisiaque.
Libertins, parlez-moi d’amour!
Le lien entre la nourriture et la sexualité est tellement étroit que le langage du désir s’applique indifféremment à la cuisine et au lit. Ainsi, les métaphores désignant des parties de l’anatomie féminine ont souvent trait aux fruits: le teint de pêche, les yeux en amande, marron, noisette, une bouche cerise… « Vos joues sont comme une moitié de pomme de grenade… Votre nombril est comme une coupe faite au tour, où il ne manque jamais de liqueur à boire. Votre ventre est comme un monceau de froment, tout environné de lis », se chantent les époux du Cantique des Cantiques.
D’autre part, ne parle-t-on pas des lèvres de la bouche nourricière et des lèvres de la « bouche » vaginale? On dit de l’autre qu’il (elle) est à croquer, appétissant(e), on dévore des yeux. On parle d’appétit lorsque l’on voit quelqu’un se jeter avidement sur la bonne chère, mais ne parle-t-on pas également d’appétit sexuel? Et ne consomme-t-on pas le mariage? « Aimer l’autre, le désirer, c’est s’en repaître et, du même coup, assouvir sa faim, une faim symbolique à laquelle la faim réelle ou biologique a cédé le pas », explique Noëlle Châtelet dans Le corps à corps culinaire (éd. du Seuil).
De l’art de la table
Qui n’a jamais succombé au traditionnel souper aux chandelles où l’être aimé aspire avec une sensualité tout étudiée l’huître, où le vin, enivrant à souhait, rendra la fin de la soirée légère comme une île flottante? Où la peau tendue des raisins et des oranges cédera sous la dent pour découvrir leur pulpe et libérer leur jus? En fait, déguster un mets en présence de l’être désiré substitue la bouchée au baiser.
Dans Like water for chocolate, film mexicain d’Alfonso Arau, cette métaphore va encore plus loin. L’héroïne, Tita, amoureuse du mari de sa soeur, Pedro, se sert de son talent culinaire pour aimer son amant perdu. C’est ainsi que dans une scène mémorable du film, Pedro aura l’impression de posséder Tita, et jouira grâce à ses cailles aux pétales de roses.
Le corps comme table
Mais, au-delà du simple fait de manger, tous les sens participent également de cette grande fête qu’est le repas. Retrouver, dans son champ de vision, l’autre dans son intégralité, contribue à la titillation des sens.
Ainsi, pour une soirée parfaitement réussie, la table devra être basse, de façon que le ventre et les fesses s’offrent à la vue au même titre que la bouche. Et comme l’explique Noëlle Châtelet: « Le repas gagne en sensations érotiques et exacerbe les désirs amoureux parce qu’alors table et lit ne font plus qu’un.
Plus rien, aucun paravent ne protège le corps supérieur des pulsions du bas: la nappe du pique-nique est un drap virtuel. » D’ailleurs, qui ne s’est pas déjà laissé emporter par la passion en se servant de la table comme d’un lit? Une scène du remake de Le facteur sonne toujours deux fois par Bob Rafelson nous montre Jack Nicholson et Jessica Lange vider la table d’un geste fébrile et se livrer à leurs ébats entre deux miches de pain. Mais si la nourriture exacerbe le désir, elle peut également faire partie intégrante des plans culs. Ici, plus besoin de table ni de nappe, le corps s’y substitue.
Dans un récent sondage mené aux États-Unis, 47 %des répondants ont avoué avoir déjà utilisé de la nourriture lors de leurs ébats amoureux, la crème chantilly et la sauce au chocolat remportant la palme. D’ailleurs, ce prélude est souvent conseillé dans des essais érotiques où l’on propose à l’un des partenaires de bander les yeux de l’autre pour le conduire dans une expérience sensorielle enivrante. Les plaisirs les plus simples ne sont-ils pas les meilleurs?
Dis-moi ce que tu manges… je te dirai comment tu baises
Les choses de la table, comme nous l’avons vu, se marient parfaitement aux choses de l’amour. Mais il ne faudrait surtout pas négliger la manière. Ainsi, le narcissique ne mangera ni n’aimera comme le dédaigneux. Voyons un peu:
D’abord, le glouton, qui engouffre son repas en deux coups de fourchette bien placés. Pour le plaisir de la table, on repassera. Et pour la suite, on peut prévoir le pire. Éjaculateur précoce ou automate, celui-là risque de mettre fin aux ébats en dix minutes, sur un long râle bestial. La joie!
Le paresseux: abonné au « spaghetti sauce à la viande » et au steak, celui-là n’est manifestement pas jojo. II n’apprécie pas la variété, ni l’exotisme ou les expériences sensorielles. Cet amoureux, soporifique à souhait, ne connaît rien à la lascivité et risque bien de s’endormir avant même d’arriver au lit. ZZZZ…
Le narcissique dégustera ses mets préférés en jouant de manières pour se faire admirer. II en oubliera, du coup, d’apprécier les efforts que vous déployez pour arrondir les lèvres à chaque bouchée et pour sucer langoureusement les quartiers d’orange. Au lit, même scénario: sa performance l’inquiétera plus que votre jouissance. Attention, fuyez!
Le dédaigneux: on lui présente une huître et il fait la moue, et ne lui parlez surtout pas de fromage: ça pue! En fait, il n’aime que les textures connues et les plats sans bouquet. Celui-là ne pourra vous faire l’amour que sous la douche et, si possible, avec des gants. Sur le plan des désirs folichons, c’est assez limité, merci.
Le grossier personnage: il lape sa soupe, mange la moitié de son plat avec les mains, n’a jamais appris à retenir ses rots et mange trois assiettées plutôt qu’une. Celui-là a des affinités marquées avec le pachyderme, et serait plus à l’aise dans une porcherie que dans votre salle à manger. II risque de manquer de manières au lit et de vous traiter comme un gros biftek bien saignant. D’ailleurs, entre les deux, aucun doute il préfère le biftek.
Le gourmet gourmand: il remporte la palme. II aime jouir des plaisirs de la table avec doigté, apprécie le fumet de la nourriture, sa texture. II utilisera les herbes les plus fines pour rehausser la saveur d’une viande. Pour lui, chaque repas est une fête. Sensuel jusque dans la configuration de ses papilles, il aime déguster les mets délicats. II place toujours un plateau de douceurs, des liqueurs fines ou du champagne bien frais sur la table de chevet. Avec lui, nuit d’extase garantie!
Espérons que ces quelques observations vous soient utiles pour transformer vos festins à venir en une fête de tous les sens et à créer vos propres petits rituels pour mettre du piment dans vos repas. Que vous optiez pour la gloutonnerie pure et simple ou pour des délires culinaires plus ou moins concertés à deux, l’important reste de cultiver et de partager les plaisirs de son jardin secret avec des gens qui sachent les apprécier à leur juste valeur.