Être une jeune femme au Japon

La métropole japonaise est une ville de contrastes où les vieux temples côtoient gratte-ciel et écrans géants, où les mentalités héritées du temps des samouraïs sont ébranlées par les revendications d’une nouvelle génération éprise de liberté. Certains jeunes se maquillent outrageusement et portent les cheveux écarlates, d’autres refusent de faire des heures supplémentaires démentes, tous cherchent à créer un nouvel art de vivre. Mais, au pays du Soleil levant, la tradition résiste…

rencontre femme japonaise

La cohue de l’heure de pointe au métro Berri vous effraie? Multipliez-la par cent et vous aurez une idée de la foule qui se presse dans les trains de banlieue à Tokyo quand les bureaux se vident. D’un bout à l’autre des quais, des gardiens s’affairent devant les portes de chaque wagon pour s’assurer qu’elles sont bien fermées. Malgré tout, on entendrait une mouche voler: le civisme à la japonaise impose à chacun un silence surprenant même compressé dans une boîte à sardines.

 Rencontre Asiatique

Pour éviter cette foule, j’ai donné rendez-vous à mon amie Kuniko à une heure plus calme de la journée. Nous devons nous rendre en train jusqu’au parc Yoyogi où elle me présentera à des filles de son âge. Kuniko est née au moment où les cerisiers sont en fleurs au Japon, et elle a fêté son vingt-troisième printemps en l’an 2000. Nous nous sommes rencontrés il y a deux ans un site de rencontre japonais. Kuniko a toujours été une amie précieuse pour moi: je lui dois mes progrès en japonais.

Dans le wagon où nous sommes installés, plusieurs hommes feuillettent une bédé aux dessins explicites. J’en fais la remarque à mon amie qui me lance un regard désapprobateur puis se met à rire. «Les Japonaises préfèrent ignorer l’existence de ce genre de magazines», m’explique-t-elle. D’ailleurs, peuvent-elles vraiment faire autrement? Dans les transports en commun, la lecture de bandes dessinées coquines (les fameuses mangas) est un passe-temps masculin assez répandu.

Kuniko semble davantage choquée par le look de quelques jeunes aux cheveux de couleurs criardes massés au fond du compartiment. Elle m’incite à détourner le regard, parce que l’allure de «ces jeunes à l’éducation déficiente offre une mauvaise image du Japon». Sa préoccupation pour son pays m’enchante et m’intrigue à la fois. Quel jeune Québécois refuserait de se teindre les cheveux en bleu par «devoir envers la communauté»?

Que peut bien désirer une jeune fille comme Kuniko à l’aube du troisième millénaire? Elle me confie qu’elle souhaite se marier, élever ses enfants à la maison et déclare qu’elle est contre l’avortement «par devoir envers son pays qui souffre de dénatalité». Mais elle a aussi des souhaits plus anticonformistes: l’idée de convoler avec un étranger (un gaijin) ne lui déplairait pas, même si l’obtention de la citoyenneté japonaise prend plus d’une décennie et que la majorité des jeunes couples «multiculturels» quittent le Japon pour l’Europe ou l’Amérique.

AVOIR 20 ANS APRÈS HIROSHIMA

En 1950, le souvenir de la défaite et des bombes marquait encore au fer rouge la mémoire des Japonais. Toute une génération entrevoyait l’avenir avec la perspective d’une occupation américaine paternaliste et d’une censure stricte des médias. Yoshiko se remémore l’année de ses 20 ans.

Désireuse d’éviter un mariage imposé par ses parents, elle s’est consacrée aux études jusqu’à l’âge de 26 ans — une exception à l’époque chez les femmes —, se voilant le visage à la sortie de l’université afin d’éviter les regards masculins indiscrets.

Quand Yoshiko a fait la connaissance de son mari et de sa belle-famille, elle savait que le mariage allait sonner pour elle le glas d’une liberté pourtant déjà restreinte. Selon une tradition aujourd’hui pratiquement disparue, l’épouse japonaise devait se rendre après le mariage dans sa belle-famille pour y participer aux tâches familiales. Un demi-siècle plus tard, la famille n’intervient plus que rarement dans les choix de vie des enfants, et les jeunes couples peuvent se fréquenter librement dans une ville où le manque d’espace limite cependant les moments d’intimité.

belle femme japonaise.Où qu’on aille, il y a toujours quelqu’un! Il reste que la métropole a deux visages: Tokyo la sage, à l’image d’une génération qui a connu les excès du militarisme et qui par une discipline d’enfer et un travail acharné a contribué à la formidable reconstruction nationale, le fameux «miracle japonais»; et Tokyo la rebelle, reflet d’une jeunesse qui se soucie peu du passé et des conflits qui ont agité l’archipel.

Du kimono a Vuitton

Après avoir quitté la station, nous nous dirigeons vers le parc Yoyogi, lieu de rencontre privilégié des jeunes les fins de semaine. Notre promenade est égayée par une cacophonie de sons et de couleurs: les groupes de musique se font concurrence pour attirer l’attention des passants. Les accoutrements les plus joyeusement bariolés nous sautent aux yeux.

Kuniko me présente son amie Junko. Les deux jeunes femmes, qui ont appris l’art du kimono, me montrent fièrement les photos des célébrations de leur vingtième anniversaire au Temple Meiji, au centre de Tokyo. Chaque année, à la mi-janvier, les jeunes qui ont franchi le cap de la vingtaine s’y rassemblent, vêtus de l’habit traditionnel, pour rendre hommage à l’Empereur qui y repose. «Avant, la famille déboursait entre 10 000 et 20 000 $ pour le kimono, mais il peut désormais être loué, m’explique Kuniko. Comme il n’est plus porté que lors de cette cérémonie, la plupart préfèrent demander ce montant à leurs grands-parents pour se payer un voyage d’études à l’étranger.»

Les deux amies viennent de quitter l’université. À 24 ans, Junko est mariée depuis un an et, comme la plupart des filles de son âge, elle a vécu chez ses parents jusqu’à son mariage. Non seulement les loyers prohibitifs de la capitale (1 300 $ pour un deux-pièces!) incitent les jeunes à ne pas assumer trop tôt leur indépendance, mais le confort de la maison familiale a aussi ses avantages. À défaut de pouvoir se payer un appartement où vivre leur vie de célibataire, les jeunes Japonaises se consolent en fréquentant les restaurants luxueux et dépensent allègrement dans les boutiques des grands designers européens, leur sac Vuitton sous le bras.

«À défaut de pouvoir se payer un appartement, les jeunes Japonaises dépensent allègrement dans les boutiques des grands designers européens, leur sac Vuitton sous le bras.»

Yukiko se joint à notre groupe. À 26 ans, c’est une jeune femme moderne qui se soucie peu du mariage et vise une carrière internationale au sein de la compagnie aérienne où elle travaille. Elle est plus volubile et s’exprime de manière beaucoup plus directe que la majorité de ses compatriotes. «Autrefois, on appelait la femme japonaise idéale une « fleur du Yamato », ironise Yukiko, Yamato étant l’ancien nom de l’archipel nippon. Cette « fleur » n’en demeurait pas moins soumise aux caprices de son époux, toujours avec le sourire.»

Une espèce en voie d’être remplacée par une fleur plus épineuse, qui défend fièrement son indépendance. «Certaines entreprises font seulement semblant de respecter l’égalité entre hommes et femmes, dit Kuniko.

En entrevue, on nous fait comprendre que notre contrat s’arrêtera avec la naissance de notre premier enfant.» Le gouvernement japonais ne finance aucun congé parental, et les entreprises qui accordent ce privilège sont rares. «Beaucoup d’hommes s’imaginent que nous ne voulons travailler que pour trouver un mari ambitieux», ajoute Yukiko. Bon nombre de jeunes Japonaises peuvent tout de même satisfaire leurs aspirations professionnelles dans des boîtes plus ouvertes et plus dynamiques, mais l’ambition demeure généralement une qualité masculine au Japon.

femme japonaiseCela n’empêche pas les jeunes femmes modernes, comme Yukiko, d’utiliser à dessein des expressions japonaises habituellement réservées aux hommes, comme le mot «ore» qui signifie «je» mais qui indique un statut social supérieur. Au risque de se faire reprocher de manquer de féminité, elles revendiquent clairement plus d’autonomie. Yukiko veut avant tout travailler, mais aussi prendre part à toutes les décisions du foyer. Elle sait qu’elle est encore, au Japon, une exception, mais elle n’envie pas la vie plus paisible et plus conventionnelle de son amie Junko.

L’ÉDUCATION: UNE COURSE D’OBSTACLES

Qu’elles se destinent à une carrière professionnelle comme Yukiko ou à une vie de famille plus traditionnelle, la plupart des jeunes Japonaises ont eu une éducation qui ressemble davantage à un parcours du combattant qu’à une partie de plaisir!

Toutes semblent d’ailleurs essoufflées par le rythme des études qu’elles viennent à peine de terminer. Car l’école japonaise ne se limite pas aux cours réguliers. Elle inclut diverses activités deux samedis par mois, des activités sportives le dimanche, des cours privés d’anglais, de mathématiques, d’histoire et de piano, suivis par un grand nombre de jeunes le soir ou la fin de semaine. Les lectures non terminées durant le cours régulier doivent être achevées pendant les vacances d’été. Ouf! De quoi expliquer largement la lassitude de mes amies.

Pourquoi se tuer si jeune à la tâche? La première raison est la volonté parentale d’inculquer une discipline rigoureuse à leurs enfants. La seconde, l’examen d’entrée des universités, dont le classement peut déterminer en quelques heures l’avenir professionnel d’un étudiant. L’école japonaise paraît d’une exigence folle aux yeux d’un Nord-Américain; les jeunes possèdent des connaissances poussées en mathématiques même avant l’université. Les cours d’histoire sur les événements anciens de la Chine et du Japon sont d’une redoutable complexité.

Sans compter que la langue japonaise requiert la maîtrise de plus de 2 000 idéogrammes! Mais les jeunes se lancent sans rechigner dans cette course d’obstacles, car l’examen universitaire est une porte d’entrée vers la liberté. «Une fois admis, la plupart des jeunes n’ont plus tellement à étudier. On ne prend jamais les présences, et les examens sont préparés de manière à ce que tous soient reçus, dit Kuniko. Mais l’université est quand même importante parce que les compagnies s’arrachent les diplômés.»

STUPEUR ET TREMBLEMENTS

La célèbre Université de Tokyo a toujours été la porte d’entrée pour les emplois au gouvernement, où les postes importants sont réservés en majorité aux hommes, malgré l’égalité des chances entre les sexes, adoptée légalement depuis 1989. Ryohei, 23 ans, que j’ai connu alors qu’il achevait sa seconde année en droit, a eu la chance d’y être admis. Nous nous retrouvons avec son ami Toshi dans un petit restaurant où nous enlevons nos chaussures à l’entrée et enfilons des pantoufles rougeâtres. L’étiquette, dans ce type de restaurant traditionnel, exige qu’on change de pantoufles pour se rendre aux toilettes.

Ryohei rit de me voir revenir à table sans avoir remis les bonnes pantoufles, un oubli que je fais chaque fois! La bienséance à table veut aussi que l’on ne pique jamais ses baguettes dans son bol de riz, un geste qui évoque la mort. Résolument moderne, Ryohei ne fréquente que rarement ce genre d’établissement. Il préfère les décors plus fantaisistes des restaurants de Shibuya, le quartier des jeunes.

Encore étudiant, en troisième année universitaire, ce jeune homme aux cheveux teints et au style vestimentaire peu conventionnel a commencé une carrière de consultant dans le secteur privé. Pour lui, les emplois publics, quoique prestigieux, comportent d’énormes désavantages. «La fonction publique peut exiger jusqu’à 24 heures de travail sans arrêt (avec coucher au bureau!), ce qui laisse peu de temps pour la famille et pour les rencontres entre asiatiques

À Tokyo, les garçons célibataires dans la vingtaine jouissent d’une plus grande liberté que les filles de leur âge. Ryohei habite seul en appartement et ses parents paient la totalité de son loyer. Tout au long de la dernière année universitaire, le temps consacré aux cours est négligeable et Ryohei peut travailler chaque jour. Le climat de travail est pourtant difficile pour les jeunes. Dans la plupart des entreprises, la tradition est tenace et on se doit de trembler devant ses supérieurs — comme l’a raconté avec un humour dévastateur dans Stupeur et tremblements, la romancière Amélie Nothomb, née au Japon.

Toshi, étudiant comme Ryohei mais dans une université plus modeste, est lui aussi en dernière année universitaire. Les deux garçons se partagent un emploi de DJ le samedi dans un club du Kabuki-cho, un quartier de néons et de gambling dans le centre de Tokyo. Toshi a commencé à travailler dans une entreprise informatique où ses cheveux teints en brun lui ont causé bien des problèmes. Son patron insistait pour qu’il respecte l’étiquette vestimentaire de la compagnie: cheveux noirs et veston-cravate. C’était trop demander pour Toshi. Il a décidé de remettre sa démission. Comme les entreprises japonaises ne peuvent légalement mettre un employé à la porte que dans des cas très rares, il arrive qu’on exerce de multiples pressions pour qu’un employé quitte «volontairement» son emploi.

Diplômé d’une université prestigieuse, Ryohei peut se permettre de garder ses cheveux teints. Mais face à ses supérieurs, il est tout de même tenu à une attitude humble qui se traduit par l’emploi de formules de politesse bien précises, variant selon le statut social et l’âge de chaque interlocuteur. «Tout cela n’est rien en comparaison du passé, rappelle Ryohei. Il y a un siècle, on pouvait compter plus de 100 statuts différents au sein des groupes de samouraïs, avec révérences distinctes selon les échelons.»

Au Japon, tout marche à l’ancienneté. Les jeunes commencent au bas de l’échelle avec un salaire de base non négociable en entrevue… et l’apprentissage dure au moins dix ans! «Il nous est presque impossible de contredire notre supérieur, dit Ryohei, même s’il nous demande de refaire un travail sans raison valable.»

Le climat de travail est si sérieux qu’une émission télévisée lançait récemment la question: les Japonais ont-ils, oui ou non, le sens de l’humour? Je raconte cela à Ryohei, qui éclate de rire. «Ici, il serait impoli de faire une blague à propos d’un collègue. Si vous voulez blaguer, il vaut mieux rire de vous-même, c’est plus agréable pour tous… »

«LA TRADITION, C’EST LA PERMANENCE DE L’ILLUSION»

Le sens de la liberté totale, je m’attendais bien à le trouver en rencontrant Hiro et Makoto, des jeunes musiciens de rue. Tous deux ont décidé d’abandonner leurs études, l’un pour tenter sa chance comme chanteur, l’autre par goût pour le voyage. Ils se produisent les fins de semaine dans le quartier jeune et dynamique de Harajuku. Je propose à Ryohei de m’accompagner. «Dans ce quartier, nous explique Hiro dont les cheveux rouges flamboient au soleil, les seules personnes d’âge mur sont ceux qui ont perdu leur chemin. L’autre jour, j’ai vu une dame d’à peu près 60 ans, avec les cheveux mauves (rires), qui est gentiment venue écouter ma musique. Ici, chaque dimanche, tous ceux qui le veulent peuvent venir déguisés.»

Hiro a un look voyant et une voix tonitruante qui doivent plaire aux filles: elles se bousculent pour l’écouter. «On travaille juste un peu pour un magazine de musique, Hiro et moi, dit Makoto. On habite ensemble dans un vieil appartement sans douche ni bain, mais on s’amuse!» Seul ennui: les commentaires que leur attire parfois leur accoutrement inhabituel. «Il arrive qu’un vieil homme m’arrête dans la rue pour me demander de raser mes cheveux rouges! me raconte Hiro. Mais ça ne me dérange pas, parce que le monde, aujourd’hui, c’est la liberté!»

  Les japonaises aux cheveux blonds

Parmi les jeunes qui viennent les écouter, on trouve un grand nombre de filles aux cheveux teints en blond, maquillées à outrance, vêtues de minijupes ultra-courtes et chaussées de souliers plates-formes. Elles donnent aux quartiers de Harajuku et de Shibuya des ambiances de carnaval avec leurs vêtements rouges ou jaunes. On appelle ces jeunes filles les ko-garu, ko signifiant «petite» et garu «fille», de l’anglais girl prononcé à la japonaise. L’époque des samouraïs avait aussi ses jeunes rebelles costumés d’amples kimonos aux couleurs criardes. On appelait ces hommes les kabuki-mono, et leur nom est resté attaché au théâtre populaire japonais, le kabuki.

Mon ami Ryohei se met à miauler pour attirer l’attention d’une ko-garu qui porte une écharpe de fourrure . «I like cats but this is not cat», dit-elle en montrant son écharpe. Mari — c’est son nom — vient du nord du Japon. Elle fait ses études à Tokyo et habite le dortoir de son école. Elle ne porte pas ses habits colorés au collège, ni devant ses parents. «Cette année, j’ai trouvé un maquillage qui ressemble à des larmes de lune. Quand on le met, on a l’air triste, comme ça les gens sont gentils avec moi. Tu veux essayer?»

Je n’ai rien contre les larmes de lune, mais je dois avouer qu’il faut une bonne dose de courage pour se donner une telle allure dans une ville où le travail dicte un code vestimentaire sobre. Cette mode tiendra-t-elle lorsque les ko-garu passeront à l’âge adulte? «L’insouciance de ces jeunes n’est pas une mode, c’est un nouvel art de vivre», affirme Hiro. La nouvelle ère est-elle en train de saper la tradition?